Rares sont les sujets qui polarisent autant l’opinion publique que ceux liés à l’économie collaborative, peer-to-peer (P2P) ou dite « de partage ». Dans l’industrie touristique, le porte-étendard de ce mouvement est sans contredit Airbnb, la populaire plateforme de réservation qui met directement en lien des voyageurs avec des hôtes qui louent leur appartement, en tout ou en partie, moyennant une commission au passage.
Je traitais d’ailleurs de ce phénomène il y a plus de deux ans dans ces deux billets Hébergement illégal : l’industrie touristique face à un dilemme et Hébergement illégal : on fait quoi maintenant. À l’époque, je vous disais déjà qu’il faudrait s’attendre à un phénomène similaire dans d’autres secteurs, notamment dans le transport. Eh bien, j’ai été moi-même surpris de voir la progression fulgurante d’Uber durant cette courte période de temps.
Mais Airbnb et Uber, ce sont deux trucs différents, diront certains? Au contraire, je crois qu’il s’agit d’un combat qui repose sur les mêmes prémisses : le changement de paradigme dans nos manières de règlementer certaines sphères d’activités.
Marketing Myopia
Vous connaissez peut-être la théorie de Theodore Levitt, sur la « myopie du marketing » ? Son analyse, publiée au début des années 1960, portait sur l’industrie du train passager, qui dominait sans contredit les transports à l’échelle mondiale, et nord-américaine en particulier, jusqu’aux années 50. Jusqu’à l’arrivée, en fait, de la commercialisation du transport aérien. Les décideurs du milieu ferroviaire n’ont jamais vu le transport aérien comme une menace, regardant avec condescendance le fait qu’une personne voudrait aller s’entasser dans un engin étroit qui vole au-dessus des nuages. On connaît la suite…
C’est cette même myopie qui a affligé les décideurs du milieu musical au tournant des années 2000, quand Napster est venu bousculer l’ordre établi et que les grands labels producteurs de disques ont vu rouge. Ici encore on connaît la suite : Napster a perdu la bataille, mais les majors ont perdu la guerre et aujourd’hui on prend pour acquis cette nouvelle réalité de consommer sa musique sur Spotify, Apple Music, Google Play, etc.
Airbnb, Uber, même combat
Ce qui nous mène au milieu touristique, où Airbnb se taille une place de choix depuis sa fondation en 2008, il y a plus de sept ans déjà. On parle d’une entreprise aujourd’hui évaluée à plus de 25 milliards de dollars (voire même 30 milliards de dollars, selon la rumeur d’investissement de la part de Microsoft), et offrant une offre d’hébergement de plus de 1 million de chambres dans 34,000 villes du monde, réparties dans 190 pays.
Une entreprise dominante… mais qui n’est même pas la leader, car HomeAway est encore plus grosse, avec plus de 1 million de chambres dans son inventaire. Et on ne parle même pas de tous ces sites qui proposent des chalets, ou encore d’autres comme CouchSurfing, Wimdu, Roomorama, HouseTrip et j’en passe.
Même les gros joueurs, tels TripAdvisor et Booking.com, proposent ce qu’on appelle de la « location vacances », traduction boiteuse de vacation rentals, soit des appartements meublés où on peut dormir, mais sans la particularité de l’hôte qui nous accueille, qui est la marque de commerce de HomeAway et, dans une moindre mesure, d’Airbnb.
C’est un scénario similaire qui se dresse avec le transport collaboratif, avec la montée en puissance de services comme Uber ou encore Lyft, dont on entend moins parler au Québec mais qui est néanmoins un important joueur. Aujourd’hui, la valeur estimée d’Über est de plus de 40 milliards de dollars (certains parlent même de 50 milliards de dollars), et l’entreprise peut donc compter sur des moyens financiers hors du commun pour mener sa fronde dans les différents endroits où elle affronte de la résistance.
Un combat inégal?
On se retrouve devant une situation explosive où les autorités en place peinent à suivre la parade et prendre les devants pour négocier un terrain d’entente avec ces nouveaux joueurs. On a fait grand cas des actes de violence et manifestations anti-Über et anti-ÜberPop en France au printemps dernier, sans parler d’actes similaires en Allemagne ou même ici au Québec, à Montréal notamment.
Or, pendant que la porte semble fermée du côté du Ministre des Transports Robert Poëti au sujet d’une éventuelle règlementation pour Uber, il semblerait que le Ministère du Tourisme s’apprête à déposer un projet de loi cet automne pour règlementer Airbnb. On en sait peu encore sur les détails, mais un enjeu clé de ce projet de loi serait de percevoir la taxe d’hébergement, qui échappe pour l’instant à l’industrie touristique. Airbnb est disposée à percevoir cette taxe, comme elle le fait d’ailleurs dans plus d’une quinzaine d’endroits jusqu’à présent. (Voir liste complète ici)
La perception des taxes
Bien hâte de voir comment on solutionnera cet épineux dossier, car il faut comprendre qu’il y a présentement 21 associations touristiques régionales au Québec, mais aucune qui n’applique un montant identique au niveau de la taxe d’hébergement. Dans certaines régions, la taxe est de 2$ ou de 3$, alors que d’autres imposent une taxe de 2%, de 3% voire même de 3.5%. La première chose à faire, on en conviendra, serait d’uniformiser cette perception avec un montant (ou pourcentage) unique à la grandeur de la province. Assumant un tel scénario, il serait alors plus aisé pour Airbnb de récolter la taxe d’hébergement au moment de la transaction en ligne.
Certains problèmes fondamentaux demeureront toutefois. En premier lieu, la certification des hôtes ou le besoin d’être enregistré auprès des autorités afin d’accueillir légalement des « invités » qui sont en fait des clients. Puis, comment assurer un suivi coercitif digne de ce nom sans l’ajout d’inspecteurs en quantité suffisante pour imposer des amendes et dissuader les contrevenants? En contexte d’austérité, on voit mal comment le gouvernement ajouterait des ressources à l’interne (inspecteurs sur le terrain) alors que le tourisme demeure malheureusement une industrie sous-estimée et sous-évaluée dans l’opinion publique.
Le client a toujours raison
Ce qui nous ramène aux taxis et au phénomène Über. Ici aussi, en théorie, les règles du jeu sont bafouées et on devra chercher une solution à moyen terme afin de respecter les termes et conditions pour les chauffeurs qui ont dépensé des fortunes pour avoir une licence selon les règles en vigueur.
Néanmoins, on voit très bien que Lyft et Uber capitalisent sur un besoin latent depuis longtemps, soit celui de pouvoir commander son transport depuis son téléphone intelligent, sans avoir à attendre et tout en payant par carte de crédit pré-autorisée.
De plus, ces plateformes sont dans l’ère du temps, avec la notion de partage de commentaires et rédaction d’avis bidirectionnels : le client évalue le chauffeur, mais le chauffeur évalue aussi le client! Un principe qui prévaut aussi sur Airbnb, soit dit en passant.
Un succès appelé à croître
Personnellement, j’avais encore un peu de misère à comprendre le succès phénoménal d’Uber, surtout quand je vois Taxi Coop lancer (enfin) une application mobile efficace, mettant en lien le client potentiel avec la voiture de taxi la plus proche.
Ou encore la nouvelle application Paxi, qui permettrait le paiement par téléphone intelligent à la grandeur du Québec, peu importe la compagnie de taxi. L’approche Über, il me semblait, est assez simple à répliquer, ce qui la rend plus vulnérable. Mais ça, c’était avant que je vois certaines statistiques d’utilisation pour Über aux États-Unis!
Comme on le voit, en l’espace d’un an, la porportion des dépenses rapportées par la firme Certify (qui gère les dépenses d’affaires pour des entreprises aux États-Unis) a subi un important changement.
Les dépenses faites avec Uber sont passées de 22% à 55% alors que les taxis ont vu leur part de marché descendre de 78% à 43%, passant de dominants à dominés! Il faut savoir que Uber utilise une approche marketing beaucoup plus aggressive et novatrice que les taxis, avec notamment une utilisation judicieuse des médias sociaux mais aussi en établissant des ententes avec des associations d’affaires, organisateurs d’événements et de réunions, ou encore en participant à des foires commerciales (trade shows) où on n’a pas l’habitude de voir les compagnies de taxis.
Uber noue également des liens avec des compagnies qui, justement, gèrent les déplacements d’affaires d’employés, comme Concur.
On apprend d’ailleurs que Uber serait disposé à charger un frais de 0.10$ par course, frais qui serait refilé au client, comme c’est déjà le cas ailleurs, notamment à Chicago (0.30$ par course). Est-ce que sera suffisant pour faire accepter et règlementer Über? Permettez-moi d’en douter, mais la manoeuvre est bonne.
Des expériences différentes
Au niveau de l’hébergement, on sait que l’utilisateur d’Airbnb ne recherche pas le même type d’expérience qu’un client qui séjourne régulièrement à l’hôtel. Par contre, un même voyageur peut être adepte des deux, tout comme on voyage différemment lors d’un voyage d’agrément ou d’affaire.
Airbnb n’est pas non plus l’apanage des Millenials, ou la génération C (connectée), malgré ce que certains pensent. Oui, les plus jeunes (20-35 ans) en sont plus friands que les consommateurs de plus de 35 ans, mais on voit un taux de pénétration qui s’agrandit au fil du temps pour toutes les catégories d’âge.
C’est justement le plus grand danger que représentent ces nouvelles plateformes: plus les grands médias en parle, plus les consommateurs en viennent à découvrir ce mode d’hébergement, de transport ou autre.
C’est d’ailleurs pour cette raison que l’évalution financière de ces entreprises est aussi élevée! Imaginez, Airbnb et les sites de partage d’hébergement sont encore peu connus, n’ayant été utilisés que par une fraction des voyageurs à l’échelle mondiale (on l’évalue son taux de pénétration à 8% chez les voyageurs américains).
Le potentiel de croissance est donc énorme. C’est aussi pour cette raison que les autorités sentent l’urgence de réglementer, même si on ne sait pas toujours par quel bout aborder le problème…
Conclusion
Au final, il sera intéressant de voir comment le consommateur réagira face à l’évolution de ces plateformes. Déjà, on voit une opinion publique largement favorable à l’avènement des Uber et Airbnb alors que ce sont les tenants de l’industrie (hôtels et taxis) qui se braquent face à la menace qu’elles représentent. Je persiste néanmoins et je signe: ce n’est pas que la technologie qui est en jeu, mais bien l’expérience offerte. Dans le cas d’Über, on voit des compagnies qui offrent maintenant le paiement par téléphone intelligent, mais qu’en est-il de la prestation elle-même? La courtoisie du chauffeur, la propreté de la voiture?
Pour Airbnb, l’expérience est moins évidente à contrer pour les hôteliers, surtout quand l’hôte est sur place. Il n’en demeure pas moins qu’on peut et on doit s’ajuster, en offrant les meilleurs standards de qualité, en investissant dans le produit et dans la formation des employés afin de livrer un séjour impeccable. Restera maintenant à assouplir certaines règles, tout en maintenant la pression sur cette économie parallèle afin de la mettre au pas.
Bref. Même combat, malgré certaines réalités et des approches différentes.
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